Décime rural de Paris
et remplacement militaire

     L'Instruction sur le service rural de 1830 [1] traite, entre autres choses, du cas particulier des lettres adressées en port payé dans une commune n’accueillant pas d’établissement de poste. Dans ce cas, il est stipulé, d’une part, que les lettres présentées à l’affranchissement devront supporter la taxe supplémentaire du décime (art. 11), et d’autre part, que ne seront pas frappées du timbre du décime les lettres portant [...] le timbre de port payé (art. 17 § 2). Le décime supplémentaire est donc bel et bien compris dans le port payé par l’envoyeur, et la marque du décime ne doit pas être portée sur la lettre, afin qu’il ne puisse pas être réclamé une seconde fois à la distribution.

     De son côté, la loi Sapey de 1829 [2] instaurant un service de distribution du courrier dans toutes les communes de France précise, dans son article 6, que les dispositions qu’elle établit ne sont pas applicables au département de la Seine. A l’attention des taxateurs qui pouvaient, à la lecture de ce dernier article, se poser la question de savoir si une lettre en port payé, envoyée de Paris vers une commune rurale, devait oui ou non supporter un décime en plus, l’Instruction générale sur le service des postes de 1832 donne une réponse claire : cette exception ne doit s’entendre que pour les lettres qui sont à la fois de et pour le département de la Seine [3]. Il en résulte qu’une lettre en port payé de Paris pour une commune située hors du département de la Seine et ne possédant pas de bureau de poste est donc bien sujette à la perception du décime rural.

Fausse direction

     Ecrite à Paris, la lettre présentée ci-dessus est adressée à un notaire de Saint-Cyr-sur-Morin, dans l’arrondissement rural de la Ferté-sous-Jouarre, département de la Seine-et-Marne. Elle a été traitée par le bureau central parisien le 7 mars 1842. L’expéditeur, un assureur sur le recrutement exposant ses conditions à un client potentiel, l’a envoyée en port payé. Le poids de la lettre est certainement compris entre sept grammes et demie et moins de dix grammes [4], soit un deuxième échelon de poids, aussi a t’elle été frappée d’une taxe proportionnelle de quatre décimes et demie, arrondis à cinq décimes [5]. A cette somme le taxateur n’a pas omis d’additionner le décime supplémentaire dû pour la distribution par un facteur rural, soit un montant total de six décimes à payer au départ, dont l’annotation manuelle figure au dos de la lettre (ci-dessous). Un postier parisien a frappé son timbre à date rouge BUREAU CENTRAL (60) au recto, et il y a également appliqué son timbre P. P., qui implique que le directeur du bureau d’arrivée ne doit pas, comme nous l’avons vu, frapper son timbre de décime supplémentaire sur la suscription, et encore moins exiger du destinataire la perception de ce décime. Un numéro dans l’ordre des ports payés de Paris a été inscrit à la plume, toujours au recto.

     La lettre a alors été dirigée par erreur sur Versailles, une confusion ayant été faite entre Saint-Cyr-l’Ecole, situé dans l’arrondissement rural de cette ville, et Saint-Cyr-sur-Morin. Au dos de la lettre figure un timbre noir de Versailles, pour la quatrième distribution du 7 mars. On peut penser que l’erreur a été découverte au moment du tri de la tournée du facteur rural. Après que la mention manuscrite Ferté s. Jouarre ait été portée sur la suscription, la lettre a été retournée à Paris, comme en témoignent le timbre noir type 15 de Versailles du 8 mars et le timbre bleu de Paris du 10 mars frappés au dos, en compagnie du timbre dateur noir type 13 de La Ferté-sous-Jouarre, où la lettre est finalement parvenue le 11 mars.


Carte spéciale des postes de France, indiquant les divers établissements de cette administration
et les routes desservies par tous les courriers de la Poste aux Lettres,
par C. Viard, attaché à la direction générale des Postes, cartographe et P. A. Tardieu, graveur.
Auvray Frères (Paris), 1835.

     En totale contradiction avec le règlement, le directeur de ce bureau a alors apposé son timbre de décime supplémentaire en noir [6] au recto de la lettre, avant de la faire mettre en distribution par un facteur rural. L’histoire ne dit pas si le notaire a payé le décime indu.

Assurance et remplacement

     Comme souvent, le contenu de la lettre nous entraîne au-delà du strict cadre de l’Histoire postale. Il est ici question de remplacement militaire. Messieurs Bœhler Père et Fils, propriétaires et négociants à Paris, font parvenir à Maître Laruelle, notaire à Saint-Cyr-sur-Morin, leurs prix et conditions de remplacement "après le tirage". Ces prix ont été fixés, "jusqu’à l’époque de la révision", époque à laquelle "ils varieront suivant les tailles", à 2500 francs [7] payables comptant après l’admission du remplaçant, ou à 2550 francs en paiement échelonné, intérêts en sus. Il est également convenu qu’une indemnité de 300 francs sera payée aux assureurs dans le cas où il n’y aurait pas lieu au remplacement, par suite de la libération du jeune soldat "ou pour quelque motif que ce fut".

     La loi du 21 mars 1832 [8], dite Loi Soult, nous donne quelques explications sur ces étranges négociations. Après avoir rappelé [9] le principe d’un tirage au sort annuel, effectué entre les jeunes gens de chaque canton afin de fournir le contingent de soldats appelés sous les drapeaux, elle décrit de façon détaillée (art. 6 à 18) le mode opératoire du tirage au sort. Les jeunes gens, inscrits sur un tableau de recensement, doivent tirer un numéro placé dans une urne. Ceux dont le numéro est inférieur ou égal au nombre d’hommes requis pour fournir le contingent sont déclarés appelés. Il leur reste cependant possible de faire valoir un droit à l’exemption. Les plus petits (moins de 1,56 mètre), les infirmes, les orphelins, les soutiens de famille, entre autres, sont susceptibles d’être remplacés par les numéros suivants sur la liste. Des conseils de révision, composés de personnalités civiles et militaires, sont chargés d’examiner et de juger la situation de chaque appelé, et d’en dresser la liste définitive.

     L’article 19 stipule que "les jeunes gens compris définitivement dans le contingent cantonal pourront se faire remplacer" par un volontaire répondant à certaines conditions strictes. Enfin, l’article 30 donne une bonne raison pour laquelle autant de jeunes gens souhaitent échapper au service militaire : "La durée du service des jeunes soldats appelés sera de sept ans." De nombreux pères, surtout parmi les paysans et les bourgeois, admettent mal que le service de la Nation les prive d’un fils pour une durée aussi longue. Ils constituent alors des associations mutuelles, confiant à un notaire le soin de gérer les fonds mis en commun, et qui serviront à payer les remplaçants. Des compagnies dites d’assurance contre le recrutement et pour le remplacement se chargent, moyennant rétribution, de leur fournir des volontaires répondant aux conditions exigées par la loi.

     Parmi ces sociétés, ayant pour la plupart pignon sur rue et bonne réputation, il a certainement existé des intermédiaires à la moralité moins rigoureuse. C’est du moins ce que laissent entendre messieurs Bœhler à propos d’un de leurs confrère : "Le sieur Soumis, qui composait à lui seul la maison Soumis et compagnie qu’il qualifiait d’ancienne, n’exerce plus, il est allé s’établir secrètement à Passy, dans la crainte que quelque malveillant ne vinsse troubler sa tranquillité. En définitive, nous ignorons si le jeune homme dont le notaire Laruelle négociait le remplacement a pu échapper à la conscription, ni si le sieur Soumis a pu finir tranquilement ses jours à Passy, mais il nous en sera au moins resté cette lettre originale. Le système du recrutement par tirage au sort, et son corollaire le remplacement militaire, ont duré, sous des formes variées, jusqu’en 1905, date à laquelle fut instauré un service militaire personnel, égal et obligatoire [10].


[1] Direction générale des postes, Paris, Imprimerie royale, mars 1830. [up]
[2] Loi des 3 et 10 juin 1829 relative à établissement d'un service de poste dans toutes les communes du royaume (VIII, Bull. CCXCIV, n° 11235). [up]
[3] Chapitre II : Tri des lettres; Constatation des Taxes rurales, note 1. [up]
[4] Le texte de la lettre dit "pour conclure les traités et établir les billets, vous vous conformerez à tout le contenu des modèles ci-joints." A l’origine, cette lettre contient donc plusieurs feuillets. [up]
[5] La taxe de 3 décimes au premier échelon de poids sur une distance comprise entre 41 et 80 kilomètres doit être multipliée par un et demi (loi du 17 mars 1827 relative au tarif de la poste aux lettres, art. 3, VIII, Bull. CXLVII, n° 5193). [up]
[6] Le noir est réservé au timbre du décime des lettres distribuées par les facteurs ruraux, le rouge au timbre du décime des lettres levées par ces mêmes facteurs (Instruction spéciale sur le service des distributions, 1834). Si le timbre du décime avait été frappé par erreur à Versailles, il est probable qu’il aurait été annulé, soit par ce bureau à constatation de l’erreur, soit au retour à Paris, soit à l’arrivée à La Ferté-sous-Jouarre. [up]
[7] En 1840, le salaire d’une famille d’ouvriers agricoles est estimé à 500 francs annuels, un ouvrier gagne deux francs par jour. E. Chevallier, Les salaires au XIXème siècle, Paris, A. Rousseau, 1887. [up]
[8] Loi sur le recrutement de l’Armée, art. 5, IX, Bull. LXVIII, n°149. Jean-de-Dieu Soult, maréchal d'Empire en 1804, rallié aux Bourbons en 1814, pair de France durant les Cent-Jours, puis fervent royaliste en 1820. De nouveau pair de France en 1827, il collabora à la Révolution de 1830, avant d'être ministre de la Guerre du roi Louis-Phillipe. Républicain en 1848, il meurt avant d'avoir pû servir Napoléon III. [up]
[9] Le tirage au sort des appelés du contingent figurait déjà dans la loi sur le recrutement de l’Armée, dite Gouvion-Saint-Cyr, du 10 mars 1818, VII, Bull. CC, n° 3695. [up]
[10] Tout français doit le service militaire personnel, loi Berteaux, art. 1, XII, Bull. MMDCXVI, n° 45814.

Bibliographie : B. Schnapper, Le remplacement militaire en France, Paris, S.E.V.P.E.N., 1968

Le remplacement de Claude Monet

     Le 2 mars 1861, le jeune Claude Monet est tiré au sort au Havre lors de la conscription. Son père lui propose de payer les 2500 francs que coûte son remplacement par un volontaire, à la condition qu'il renonce à la carrière d'artiste, pour reprendre les affaires familiales. Monet s'y refuse, et intègre le 1er régiment de chasseurs d'Afrique le 29 avril 1861, en garnison à Mustapha en Algérie. Début 1862, il attrape la typhoïde et rentre en France durant l'été. Sa tante, Mme Lecadre, paye alors les 3000 francs nécessaires à son exonération, à condition qu'il prenne des cours d’art à l’académie. Le poignard et le pistolet d'arçon croisés au-dessus de la boite de couleurs, ainsi qu'un fusil d'infanterie appuyé contre la tapisserie de son Coin d'atelier évoquent cette période, pas aussi malheureuse que cela : Cela m'a fait le plus grand bien sous tous les rapports et m'a mis du plomb dans la tête. Je ne pensais plus qu'à peindre, grisé que j'étais par cet admirable pays, et j'eus désormais tout l'assentiment de ma famille qui me voyait si plein d'ardeur.

Coin d'atelier, Claude Monet, 1861.
Musée d'Orsay, Paris.

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