POSTE MARITIME . BORDEAUX .
Une fausse marque postale ancienne de 1938 ?

          A la lecture du catalogue en ligne de la fameuse maison de ventes Feldman, on peut trouver un étrange lot (n° 20001, décembre 2020), dont la description est la suivante : 1744, Lettre de Hambourg pour Bordeaux avec marque “DALLEMAGNE” et superbe cachet rouge POSTE MARITIME – BORDEAUX avec une caravelle, rarissime, peut-être même unique. Estimation à 800 euros, ce qui ne semble pas exagéré, somme toute, pour une pièce unique. Voila qui incite le curieux, légèrement dubitatif, à entreprendre quelques recherches.

          La première démarche de tout bon sceptique constiste évidemment à consulter sa Bible, à savoir pour un marcophile le tome premier de la Poste maritime française de Raymond Salles, afin d'y rechercher cette marque. Légère déception, elle n'y figure pas. Pour l'Ancien Régime, l'ouvrage ne signale que trois marques connues, portant la mention COLONIES en entier ou en abrégé, sur des provenances des Antilles ou de Saint-Domingue. Il existe bien une marque POSTE MARITIME BORDEAUX (Salles fig. 21), mais il s'agit d'une griffe en lettres capitales sur trois lignes, connue sur les provenances des États-Unis sous le Consulat. Pas de caravelle chez Salles, donc. Un rapide coup d'œil chez Joseph Bergier (Feuilles Marcophiles, supplémentaire n° 258) permet d'y trouver la confirmation que toutes les marques recensées pour les entrées maritimes à Bordeaux sous l'Ancien Régime ne portent que la mention COLONIES, en entier ou abrégée.

          Les sources bibliographiques se montrant désespérement muettes, le chercheur en herbe se voit contraint d'emprunter la voie numérique, celle du site internet Gallica de la B.N.F. Celui-ci se montre immédiatement plus prolixe. Le n° 286 de la revue Le Collectionneur de timbres-poste (août 1904) reproduit en effet la marque recherchée, accompagnée d'un petit commentaire admiratif, mais hélas non explicite sur l'origine et l'utilité, voire l'authenticité de cette estampille. Il faut donc chercher encore. Gallica propose la lecture d'une bonne part de la presse française, et c'est là que se trouve peut-être la solution de l'énigme.

          Dans son numéro du 4 avril 1938, le Petit Journal fait état de l'interpellation pour escroquerie d'un certain Louis-Marie-Jean de Villepreux, né dans la région bordelaise en 1895, déjà condamné pour le même motif. Ayant dilapidé sa fortune, il tentait de retrouver un peu de son ancien lustre en fabriquant de fausses marques postales, anciennes et bordelaises, qu'il apposait sur des lettres authentiques. Sont citées par le journal les mentions "PAR LE COCHE D'EAU", "PETIT PORT DE BORDEAUX", ou encore "POSTE MARITIME BORDEAUX", laquelle nous intéresse au plus haut point. Villepreux approcha, sous le pseudonyme de Duffour, le marchand parisien M. de Beaufond, lequel ayant fait expertiser les marques, alerta la police. Le journal Le Radical de Marseille daté de la veille apporta la précision que les encres anciennes virent au noir sous ultra-violets, ce qui n'était pas le cas de celles de Villepreux. Une perquisition à son domicile parisien permit de découvrir du matériel de contrefaçon, un stock de lettres déjà faussement estampillées, mais aussi la documentation dont c'était inspiré le faussaire. Il est probable, même si la presse ne le précise pas, que la marque postale de la vente Feldman ait été directement copiée sur la gravure du Collectionneur de timbres-poste. Certains détails diffèrent, le plus évident étant la forme de la lettre D de BORDEAUX. Si tant est, bien sûr, que la marque montrée plus haut soit l'œuvre de Villepreux.

          Le commentaire de la vente Feldman laisse entendre que cette marque est unique. Unique est un mot qui sonne bien dans le domaine de la philatélie, mais en l'occurrence, il n'est pas adapté. Un correspondant collectionneur, François Lecoq, nous a en effet communiqué les images de deux lettres de sa connaissance portant cette marque, en provenance d'Allemagne (1778) et de Hollande (1804). Nous en avons trouvé deux autres sur internet, l'une datée de 1747, provenant de Bilbao, proposée pour seulement cinquante euros (vente Média-Phil-Center), et l'autre datée de 1822, provenant de Hambourg par les postes des Tour-et-Taxis, proposée pour quatre-cent-cinquante euros (vente Gärtner 17753, 2012). On remarque que sur ces quatre lettres, le D de BORDEAUX présente la forme agrandie identique à celle de la lettre de Feldman, différente de l'original de 1904. Il n'est pas impossible non plus qu'il y ait eu au moins deux, voire trois copies, les marques étant légèrement différentes entre elles.

          Sur le plan de l'Histoire postale, ces marques ont du mal à se justifier. Les lettres de 1744 et 1747 (si les dates communiquées par les vendeurs sont bonnes) ne peuvent pas être apposées par le bureau maritime de la petite poste de Bordeaux, pour la simple raison que celle-ci n'existe pas encore, elle ne sera initiée qu'à la fin de 1748 sous l'égide du sieur Duforest, courtier de la Chambre de Commerce, lequel frappera les lettres au départ d'une marque bi-linéaire I. DUFOREST / A BORDEAUX. Par la suite, nous l'avons vu, les marques de la petite poste de Lolliot porteront l'indication COLONIES en arrivée. Sur le plan tarifaire, les lettres étant remises au départ aux navires du commerce, elles ne payent que le port local à l'arrivée. Les lettres que nous montrons ici portent des taxes de port dû élevées, correpondant plutôt à des tarifs de voie de terre. Et si une lettre est remise au capitaine d'un navire du commerce, il est peu crédible qu'elle soit revêtue d'une marque postale de départ. De plus, il est assez peu probable qu'une marque initiée sous l'Ancien régime par un organisme consulaire ait continué à servir jusque sous l'Empire dans les bureaux de la grande poste.

          Nous nous avancerons donc à supposer que ces marques sont fausses, et qu'au moins certaines d'entre elles sont l'œuvre du ci-devant comte de Villepreux, même si nous ne pouvons pas le prouver. On peut noter que les cinq lettres présentées ici proviennent de la même archive, Schroder et Schyler, commerçants en vins, et des marques identiques ont été vues sur des feuilles vierges de l'époque. D'autre part, une affirmation a été faite en 1970 dans les Feuilles Marcophiles par W. Tapie, selon laquelle cette marque, bien que largement contestée, serait probablement authentique, et qu'elle aurait été utilisée à Grenade. Pourquoi et comment, c'est une autre histoire.


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