Ministère public contre Véricel :
immixtion illégale dans le service des postes
 

 

     En 1911, la société commerciale dite Les Fils Charvet, négociants en charbon, fondée en 1832, et dont le siège social est à Saint-Étienne, possède une clientèle importante dans la ville de Lyon, où elle dispose d’une agence locale. Afin d'accélérer la transmission des bons de commande entre sa clientèle et son agence, la société a signé des baux avec de nombreux propriétaires d’immeubles de la ville pour l'installation de boîtes aux lettres (il est question de cent-trente boîtes [1]), installées dans des allées ou vestibules privés, moyennant une modeste redevance. Ces boîtes, comme l’indique une réclame, sont relevées deux fois par jour par des employés de l'agence (figure 1). Cette pratique est réputée courante, depuis de nombreuses années, dans la ville de Lyon où il existerait plus de six mille boîtes privées de ce type, appartenant à des commerçants, sans que, jusqu’alors, cela n’ait "jamais suscité la moindre réclamation." [2]


Figure 1 - Publicité extraite de la Semaine religieuse du diocèse de Lyon, 1908

     Cependant, le 28 novembre 1911, Gabriel Véricel, employé par Les Fils Charvet, est interpellé par des agents des postes alors qu'il est occupé au relevage d'une boîte située au n°3 du quai de l’Hôpital, à Lyon. Il se trouve en possession d'un bulletin de commande non fermé portant l'adresse de l’agence lyonnaise de ses employeurs, et il lui est aussitôt dressé procès-verbal [3]. Plainte étant déposée par l'Administration des Postes, Gabriel Véricel se retrouve inculpé pour immixtion illégale dans le service des postes. Lors de l’instruction, il admet effectuer le relevage bi quotidien des boîtes, depuis environ trois ans, pour le compte de son employeur.

 L'immixtion illégale dans le service des postes

     Le délit d’immixtion dans le service des postes se définit par la violation de deux arrêts du Conseil d’État, datés des 18 juin et 29 novembre 1681, qui font interdiction à quiconque ne dépendant pas de la Ferme des Postes de transporter ou de distribuer des lettres ouvertes ou cachetées, sous peine d’une amende de trois cent livres [4]. Ce délit fait également violation de l'arrêté du 27 prairial an IX, qui défend à toute personne étrangère au service des postes de s'immiscer dans le transport des lettres, sous peine d'une amende de cent cinquante à trois cent francs [5]. La portée de ces textes est cependant atténuée par l’article VII de la déclaration du roi du 8 juillet 1759 [6], qui concerne, à l’origine, spécifiquement la petite poste, et qui stipule que les particuliers ne sont pas empêchés de faire porter leurs lettres dans les faubourgs de Paris, "par telle personne qu’ils jugeront à propos."

     On remarque que les textes sur lesquels se basent la Justice sont très anciens, les premiers étant largement antérieurs à la Révolution. Sous le Directoire, l’article IV de la loi des 26-29 août 1790 proroge la validité de la déclaration royale de 1759 [7], et la loi du 21 septembre 1792 confirme l’exécution des lois non abrogées. La Justice s’est attachée, dès la Restauration, à affirmer que tous les textes datant de l’Ancien Régime, en matière de monopole postal, restent en vigueur en dépit des changements de régimes politiques. L'arrêt du procès Baudot, condamné en 1818 pour s’être indûment chargé de lettres particulières, fait à ce titre jurisprudence. On trouve en exergue du compte-rendu d'arrêt deux paragraphes très explicites ; à la question "les anciens réglemens (sic) relatifs au service des postes qui défendent, sous peine d’amende, à toutes personnes autres que celles chargées de ce service, le transport de lettres particulières, ont-ils été maintenus implicitement, et non abrogés par la loi des 26-29 août 1790 ?", la réponse est affirmative ; à la question "doit-on considérer comme constitutionnels et exécutoires aujourd'hui les arrêtés du Directoire et des Consuls, qui renouvellent, en cette matière, la prohibition portée aux anciens règlemens (sic), sous peine d’amende ?", la réponse est également affirmative [8].

 Le jugement du tribunal correctionnel de Lyon

     Schématiquement, la fonction principale (et monopole) des postes est de transporter dans l’espace public, à titre d’intermédiaire, des lettres entre deux particuliers, cette pratique étant interdite à un tiers. Toute la question, pour la Justice, est donc de déterminer quelles sont les limites de l’espace public, et quelle est la définition du tiers.

     Au cours du procès initial, la défense s’est attachée à démontrer que Véricel n’est pas un tiers, puisqu’il a agi en tant qu’exprès, dans le cadre de la déclaration royale de 1759, et elle a pu obtenir de la Cour un verdict dans ce sens. Le jugement, rendu le 30 mai 1912, estime que "l’employé d’un commerçant qui agit sur l’ordre et pour le compte de son patron n’est pas un tiers, au regard de son patron, et au sens légal de ce mot". De plus, la Cour estime que "les lettres jetées dans les boîtes du destinataire deviennent, dès ce moment, la propriété de ce dernier", et que ce serait porter gravement atteinte à la liberté individuelle des Fils Charvet que de prétendre leur interdire de faire porter leurs lettres à leur domicile par un de leurs employés [9].

     En conséquence, Gabriel Véricel est acquitté par le tribunal correctionnel de Lyon, ce qui entraîne l’appel du Procureur général.

 Appel et cassation

     La Cour d’appel de Lyon rend, le 28 novembre 1912, un arrêt adoptant purement et simplement l’ensemble des motifs du jugement du tribunal correctionnel, et confirme la relaxe de Gabriel Véricel. La décision ne satisfaisant pas le Ministère public, celui-ci se pourvoit en cassation.

     Tout en admettant que la déclaration royale de 1759 autorise les particuliers à faire porter leurs lettres par des exprès à leur service, agissant dans leur intérêt exclusif, et ceci tant en matière de grande que de petite poste, la Cour de cassation, dans ses attendus, s’attache à démontrer que si Gabriel Véricel n’est pas un tiers vis-à-vis de ses patrons, il est en revanche un parfait étranger pour leur clientèle. Au regard de la Cour, il n’est possible de faire échec au monopole des postes, en s’appuyant sur la déclaration de 1759, que lorsque l’intermédiaire est une personne choisie par l’expéditeur (et non par le destinataire) pour une mission particulière et déterminée, pour ce qui touche l’envoi de sa correspondance [10].

     De plus, bien que les boîtes aux lettres appartiennent aux Fils Charvet, le fait qu’elles soient placées dans des lieux où ils n’ont ni habitation ni local industriel ou commercial empêche, aux yeux de la Cour, qu’elles soient considérées comme un appendice de leur domicile. Considérant que Véricel n’appartient pas à l’Administration des postes, et que les bulletins contenus dans les boîtes n’ont pu parvenir au siège social de l’entreprise que parce qu’il les y a transportées, il s’ensuit qu’il s’est rendu coupable d’immixtion dans le monopole des postes [11].

     La Cour de cassation casse l’arrêt du 28 novembre 1912, au motif que "constitue une immixtion dans le service des postes le fait par l’employé d’un commerçant de procéder à la levée des boîtes et de transporter des lettres au domicile de son patron, lorsque celui-ci, pour recevoir les lettres à lui adressées, a appliqué des boîtes aux devantures de maisons où il n’a ni habitation, ni établissement industriel. L’employé de ce commerçant joue vis-à-vis des clients inconnus de lui, le rôle d’un tiers transportant leur correspondance et la faisant parvenir à destination."  L’affaire est renvoyée devant la Cour d’appel de Grenoble.

 Appel et cassation - bis repetita

     La cour d’appel de Grenoble admet en préambule les attendus de la Cour de cassation de Lyon, en ce qui concerne le principe du délit d’immixtion commis par un intermédiaire étranger au service des postes. Mais, se basant sur une affaire antérieure [12], la défense va orienter le débat vers le principe selon lequel l’immixtion dans le monopole des postes ne peut se faire que dans un intervalle séparant la possession matérielle de la lettre par l’expéditeur de sa possession par le destinataire. Elle va convaincre la Cour que Véricel ne peut pas s’être immiscé dans cet intervalle, attendu qu'au moment où il relève les boîtes appartenant à ses patrons, les bulletins de commande se trouvent déjà de facto en leur propriété.

     Dans ses attendus, la Cour estime que ce sont les expéditeurs eux-mêmes qui se sont déplacés jusqu’aux boîtes, et qu’ils y ont déposé, sans aucune intervention extérieure, leurs bulletins. Ces boîtes étant fermées à clef, ils ne pouvaient dès lors plus ni reprendre ni annuler leur expédition, et en conséquence, la Cour considère que les bulletins étaient à point arrivés à destination, en possession des Fils Charvet. Dès ce moment, nul ne peut contester aux Fils Charvet le droit de relever eux-mêmes leurs boîtes aux lettres, où qu’elles soient placées, ou de les faire relever par un de leurs employés.

     Dans son dernier attendu, la Cour estime de surcroît que la suppression de l’usage des boîtes privées, établi depuis longtemps par les commerçants de Lyon "sans la moindre idée de fraude", occasionnerait un très grand trouble pour les usagers, sans pour autant rapporter un "profit bien certain" à l’Administration des postes, et qu’elle serait contraire à l’esprit de la loi [13]. En tout état de cause, la Cour rejette l’appel du Ministère public et confirme l’acquittement de Gabriel Véricel [14]. Le procureur général se pourvoit alors en cassation.

     La cour de cassation de Riom siège donc en dernier ressort pour résoudre le litige. Elle conteste l’idée que des boîtes aux lettres installées en dehors de l’entreprise puissent faire partie de celle-ci [15], et estime que leur installation et leur relevage par des employés au service des Fils Charvet est un moyen imaginé et mis en place par eux dans le seul but de procurer à leur clientèle la possibilité de s’exonérer de l’obligation d’affranchir leur courrier, soustrayant au monopole postal la transmission des bons de commande jusqu'à leur maison de commerce. Gabriel Vericel ayant transporté des lettres missives [16] depuis des boîtes aux lettres situées à l’extérieur de l’entreprise jusqu'au siège social de cette entreprise, il est donc finalement convaincu de s’être immiscé illégalement dans le service postal. Si nous connaissons le verdict rendu en définitive, nous ignorons par contre quelle fut la sentence prononcée, une amende, en théorie, comprise entre cent cinquante et trois cent francs [17], si l'on se réfère à l'arrêté du 27 prairial an IX.

     La société Les fils Charvet n’a pas été directement mise en cause par la Justice dans cette affaire, car "aucune loi postale ne vise l'installation des boîtes privées sur la voie publique ou chez les particuliers", ainsi que l'écrit le sous-secrétaire d'État aux postes en 1902 [18]. Depuis 1899, l'établissement de boites dites "particulières" pour le dépôt des correspondances ordinaires à expédier a par ailleurs été instauré. Ces boîtes sont concédées par l'État à des sociétés ou des particuliers moyennant une redevance, et leur relevage incombe aux agents des postes, dans les mêmes conditions que les boîtes supplémentaires de quartier [19]. Il n'est pas impossible que la mise en place de ces boîtes particulières, destinées à recevoir du courrier dont le port est soumis à tarification, ait incité l'Administration à faire la chasse aux releveurs du commerce. Quoi qu’il en soit, Les Fils Charvet, à partir de 1913, ne font plus de réclame pour leurs boîtes de commandes, l’ayant remplacée, sur leur affichettes publicitaires, par une liste de bureaux de commandes dotés, pour certains d’entre eux, d’une ligne téléphonique (figure 2). Les diverses procédures judiciaires [20] ont probablement incité les commerçants à réfléchir sur l’intérêt de poursuivre ces violations systématiques du monopole des postes, la démocratisation des appareils téléphoniques domestiques offrant un moyen alternatif de communication avec leur clientèle.


Figure 2 - Publicité extraite de la Semaine religieuse du diocèse de Lyon, 1913


     Notes :

[1] Journal des débats politiques et littéraires n°142, 23 mai 1914, p. 3.
[2] Ibid.
[3] "Les procès verbaux seront dressés à l'instant de la saisie [...] adressés au [...] tribunal civil et correctionnel [...], arrêté du 27 prairial an IX, article V (infra note 5).
[4] M. Lepec, Recueil général des lois, décrets, ordonnances, etc ..., tome 8, p. 176, Paris 1839.
[5] Bulletin des lois de la République française, n°84-696, 3ème série, tome 3.
[6] Document consultable sur http://gallica.bnf.fr/
[7] "Le tarif de 1759 et tous les règlemens (sic) d’après lesquels sont actuellement administrées les postes […] continueront à avoir leur pleine et entière exécution jusqu’au 1er janvier 1792."
[8] Journal du Palais, jurisprudence de la Cour de cassation, tome LIII, p. 520, Paris 1819.
[9] Dalloz, Jurisprudence générale, tome 145, p. 47, note a, Paris 1916.
[10] Gabriel Véricel aurait eu tout à fait le droit de distribuer à la clientèle des Fils Charvet des lettres non affranchies pour le compte de ses patrons. Cf. l’arrêt Admininstration des postes contre Mangeot, 24 mai 1912, Pandectes françaises périodiques, 1er cahier, p. 284, Paris 1914.
[11] La gazette du Palais, jurisprudence et législation, tome 1, 130, p. 563, Bd du Palais, Paris 1913.
[12] Les négociants en charbon Bernot frères ayant installé des boîtes de commandes dans les salles d’attente des omnibus, relevées pas leurs employés, la cour d’appel de Paris a jugé que les "lettres, dès qu’elles sont introduites dans les boîtes, sont réputées parvenues à destination", Revue générale d’administration, tome III, p. 457, Berger-Levrault, Paris 1905. Ce jugement a été cassé l’année suivante, ibid., tome II, p. 318, 1906.
[13] Ce n’est pas l’avis du sous-secrétaire d’État aux postes, que les pharmaciens de Toulouse interrogent, en 1902, sur la légalité de l’installation de boîtes destinées à recueillir des ordonnances dans les faubourgs de la ville, boîtes qui seraient relevées par des aides pharmaciens. Pour le sous-secrétaire d’État, cette pratique constitue clairement une infraction à l’arrêté du 27 prairial an IX, "que l’administration ne peut pas tolérer." Bulletin des sociétés de secours mutuel, p. 435, 1902.
[14] Journal de la Cour de Grenoble, 31 janvier 1913, p. 143 et ss.
[15] La Cour de cassation de Riom a certainement estimé que l’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble, s’il avait dû faire jurisprudence, aurait causé un grave préjudice au monopole des postes (ibid. note 1 p. 144).
[16] Une lettre missive est transmise. Sur ce concept, voir J.-D. Ricard, La correspondance par lettre missive et le monopole de transmission des P.T.T., Recueil hebdomadaire de jurisprudence, p. 61, Dalloz, Paris 1938.
[17] Les releveurs de boîtes des charbonniers Bernot frères n’ont, pour leur part, été condamnés qu’à cinquante francs d’amende chacun. (cf. note 12)
[18] Cf. note 13.
[19] Bulletin mensuel des postes, télégraphes et téléphones n°10, septembre 1899.
[20] J.-D. Ricard, Droit et jurisprudence en matière de P.T.T.