D Neuf-Église à Neuvéglise
Les tribulations d'une lettre en Auvergne

     Il arrive assez fréquemment que les adresses figurant sur les lettres anciennes soient sommaires ou erronées, et l'on reste admiratif devant l'opiniatreté dont ont fait preuve les agents des postes pour les faire distribuer à leur légitime destinataire. Le cas présenté ci-dessous en est un exemple significatif.

     La lettre a été postée à la recette principale de Clermont-Ferrand, située place du Poids-de-Ville, le 5 juillet 1893 dans l'après-midi, comme en témoigne le dateur modèle 1875 frappé sur la suscription. Elle est adressée à Monsieur Veysseyre Notaire à Neuvéglise (Puy de Dôme). Une lecture rapide de sa nomenclature de référence convainc le préposé que le lieu de destination doit être Neuf-Église, commune dépourvue de bureau de poste dépendant de la recette simple de troisième classe de Menat, Puy-de-Dôme. Il existe bien une bourgade nommée Neuvéglise, dotée également d'une recette simple de troisième classe, mais elle est située dans le département voisin du Cantal. Le préposé précise donc la destination à l'encre rouge, neuféglise par menat, afin d'en faciliter l'acheminement.


Dictionnaire national des communes de France, Meyrat, 1901.

     La lettre est reçue à Menat le lendemain (timbre modèle 1868 à dateur mixte), mais le facteur rural chargé de sa distribution n'en trouve pas le destinataire. Il note au dos de l'enveloppe Inconnu à neuf Eglise par Menat Le facteur n°4 Batisse. D'une encre noire très approchante, l'adresse initiale est raturée, et il est noté en bas de la suscription Voir à Eglise Neuve-d'Entraigues. Un autre inscription voir au dos figure en haut de l'enveloppe, dont il est difficile de savoir exactement où elle a été apposée. Il existe trois localités nommées Égliseneuve dans le Puy-de-Dôme, il fallait en choisir une. Égliseneuve d'Entraigues, recette simple des postes de troisième classe, est située dans l'arrondissement d'Issoire, canton de Besse. La lettre est alors dirigée vers le sud du département du Puy-de-Dôme, timbrée en transit par la gare de Moulins (Allier). On peut se poser la question du choix de Moulins comme point de passage. Peut-être cela tient-il au fait qu'il s'agit d'un ancien bureau de passe situé, pas très loin de Menat, sur une grande voie ferrée desservant Issoire.

     La lettre parvient à Égliseneuve d'Entraigues le 8 juillet. Faute de destinataire, elle n'y est pas distribuée, ni le jour même, ni le lendemain. Une annotation Inconnu à Egliseneuve d'Entraigues le facteur figure au dos. Une autre annotation Neuvéglise est apposée sur la suscription, d'une encre similaire à celle employée au dos, et la mention Voir à Egliseneuve-d'Entraigues ne semble pas avoir été raturée. La lettre repart donc le 10 juillet pour Menat, où elle arrive le jour même, ou le lendemain, le timbrage (faible) étant cette fois-ci réalisé à l'aide d'un timbre modèle 1884. Sachant déjà à quoi s'en tenir, le receveur de Menat raye énergiquement la mention Neuvéglise à l'encre violette. Fidèle à son idée première, il rajoute dans la même encre par Billom après Voir à Eglise Neuve. La lettre repart de Menat pour Billom, via la gare de Moulins, comme la fois précédente.

     A Billom, chef-lieu de canton de l'arrondissement de Clermont-Ferrand et recette simple de deuxième classe, la lettre est confiée le 12 juillet à un facteur rural pour distribution à Égliseneuve. Ce dernier n'est pas plus heureux que ses collègues, et il le fait savoir par une inscription au dos de l'enveloppe, Inconnu à Egliseneuve par Billom, le Facteur, signature. Sur la suscription, les mentions Voir à Egliseneuve / par Billom sont rayées en rouge et, fruit d'une subtile inspiration, l'indication Voir Neuf Eglise Cantal est portée en tête de l'enveloppe. Nous savons par le dictionnaire de Meyrat qu'il n'existe pas de Neuf-Église dans le Cantal, mais bien un Neuvéglise. Le timbre modèle 1884 de Billom est frappé au dos en départ le 13 juillet 1893.

     La lettre passe à Saint-Flour (Cantal) probablement le 14 (timbrage faible), avant de parvenir enfin à Neuvéglise, peut-être le 15, le timbre modèle 1875 de la recette locale étant pratiquement illisible. Cette fois-ci, elle trouve son destinataire, dix jours après être partie de Clermont-Ferrand, ce retard important n'incombant pas aux agents des postes, mais à l'expéditeur, qui s'est trompé dans la rédaction de l'adresse.

     Pour finir, et rendre l'hommage qui leur est dû aux employés des postes, une très belle carte postale montrant Le Facteur Pelat portant le sac de dépêches à Neuvéglise. Le dit-facteur était plus probablement convoyeur de dépêches sur la voiture publique de voyageurs suivant l'itinéraire gare de St-Flour/poste de St/Flour/Villedieu/Seriers/Lanastrie/Neuvéglise et retour (L'Auvergnat de Paris, 11 décembre 1909). Né en 1855, il a pu commencer son service dans les années 1875 ou 1876, et convoyer notre lettre jusqu'à sa destination en 1893.


Collection L. Bonnefoy, avec mes remerciements.

     On remarque qu'il porte, en plus d'un sac de dépêches fermé par le receveur des postes de Neuvéglise, une boîte aux lettres mobile type Delachanal mise en service après 1886, laquelle était accrochée vide à son attelage au départ de la route, afin de permettre aux habitants des communes rurales et lieux-dits de poster en chemin leur courrier sans avoir à se déplacer jusqu'au bureau de poste. La boîte aux lettres sera levée en fin de tournée par le receveur de Saint-Flour, avant le départ des trains.


C. Marteau et R. Perrin, Les types de boîtes aux lettres

     Merci à L. Bonnefoy, qui m'a fort gentiment cédé cette lettre.

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